Les Amis de Christia SYLF
La romancière aux faims essentielles
C’était il y a vingt mille ans, dans la splendeur de jardins suspendus et de maisons recouvertes de lamelles d’or que, sur le Royaume aux milles canaux, régnait Markosamo le Sage…
Immense continent trônant dans le vaste Océan, l’Atlantide s’étire, rayonnante et puissante, au fait de sa Civilisation.
Roota est son autre nom et son Empereur veille comme un père bienveillant sur ses richesses, ses connaissances techniques qui permettent à tous de voler dans des aéronefs, de se parler à distance tout en se voyant dans une sorte d’écran, de naviguer dans le fond des mers et de vieillir sainement grâce à une médecine très performante.
Cette maîtrise du monde matériel et le confort que celui-ci apporte à tous enlisent, cependant, les âmes dans la facilité et le plaisir.
Le Ciel aux Constellations amies est oublié et le ravage des passions se met à harceler les reins des meilleurs.
C’est alors que Markosamo, s’éloignant de la Cité Heureuse pour recevoir l’Initiation sur le Mont Kiblo qui fera de lui un « Maha » — un « Grand Être de Sagesse » — se voit submergé par le souvenir d’une existence antérieure, vécue dans une contrée archaïque … : Kobor Tigan’t, la Magnifique, la Cité aux Cinq Etages, Kobor à la Reine Blanche…
Il comprend que ceux qui l’entourent à présent ont partagé cette vie lointaine et que tous se retrouvent en terre d’Atlantide pour poursuivre ce destin que tisse Kébélé, le Gardien du Temps… tous se retrouvent, soutenus par les Êtres de Cristal, pour accomplir une tâche immense : sauver le Royaume des hommes mauvais, guidés par AbimNazar, disciple des rebelles Kalamiens qui sacrifient aux dieux du Sang et scandent leurs rites d’orgies immondes....
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..De te Fabula narratur
Moi, Kébélé l’Intemporel, je te le dis, oui, Homme !..
Elle parle de toi, la Fable.
Elle se souvient. Elle te suit. Elle t’enveloppe. Elle te précède aussi. Elle atteste de tes erreurs et des tes mérites, de tes grandeurs, de tes petitesses. Elle est émaillée de toutes tes images.
Elle parle, elle parle ! Elle couvre le monde. Le ciel la souffle. La terre l’exhale. Elle crépite et galope comme un feu de broussailles. Ou bien, goutte à goutte, au fond des hypogées de pierre, elle dépose sur une dalle sa mouillure obstinée, celle qui creuse les plus profonds sillons…
« Elle parle de toi, la Fable. » Tantôt à voix basse : et c’est l’oiseau de ta nuit qui chuchote contre ton oreille la vieille confidence contenue dans la chevelure des pleureuses d’Egypte.
Alors, l’Hermétisme est ton abri.
Tantôt à voix haute : et c’est ton coq de jour à tous lointains répercuté. Alors, le ventre des nuées migratrices frémit aux échos cuivrés des fanfares qui t’affirment.
Oui, Homme ! « Elle par de toi, la Fable », celle qui est mythologie, allégorie ou légende, celle qui est comptine de petit enfant, rythme de nurserie ou psalmodie de théurge.
Elle parle de toi, cette initiée dormante qu’on a cousue en phrases d’or pour sa traversée des siècles.
De toi, elle parle, celle qui berce ton chevet en paroles de mère oui qui gît, précieuse, dans ta doublure, sous la cohésion des fibres de ton être et dont, soudain, tu reconnais le visage, bien que fardé, bien que voilé, parmi les rêves que te confie ton frère, ton voisin ou ce passant que tu ne rencontreras qu’une fois…
Elle parle de toi !
Car de QUI parlerait-elle donc si ce n’est de TOI, ô rétive merveille, HOMME multiple, HOMME unique et éternel, dont les vagues d’émanation couvrent le champ des étoiles, HOMME, toi qui crois toujours ne vivre que sur une sphère, ta seule Terre, et que dans une époque, ton seul présent !
La Fable, elle est comme cette Tapisserie des Destinées que je tisse, moi, Kébélé l’Intemporel, le Vieillard Eternel. Elle propose à tes devenirs des courbes, que ton libre arbitre façonne, infléchit ou brise. Avec tes propres modèles, elle te motive. Elle t’explique, en te reflétant parfois à l’avance et en gardant aussi tes rémanences.
Par elle, de tes semblables tu es rapproché, à eux tu t’additionnes pour des combinatoires d’effets prolongés dans l’avenir, dont tu ne soupçonnes pas la portée ; à moins que ton refus –ou le leur – ne t’en retire, pour une autre combinatoire, plus complexe peut-être, de laquelle tu en devineras presque rien non plus…
Mais que tu te dérobes devant l’obstacle, quand, par peur, tu te sabordes ou qu’un ennemi croit à jamais t’effacer, tu ne disparais que pour mieux revenir. Dans la Fable. Ou dans ma Tapisserie. Ou dans l’océan de la vie éternelle, que tu ponctures de tes réincarnations en y surgissant, lisse et lavé de souvenirs, tel un dauphin hors de la vague !
« … Elle parle de toi, la Fable. »
Certes, c’est vrai ! O Gadato, crois-en mon immémorialité, c’est moi, l’Eternel Tisseur, Kébélé l’Intemporel, que les Atlantes, tes frères, connaissent sous le nom de Kiblo, c’est moi, ton Maître qui te le dis : « Elle parle de toi, la Fable. »
Et n’es-tu pas toi-même, ô Homme, ô Gadato, une image de cette Falbe ? Je puis bien le dire maintenant que tu poursuis ton destin loin de moi.
Car n’est-ce point porté par un dauphin et escorté de toute leur troupe jacassante que tu m’apparus, pour la première fois, sur ce rivage nocturne d’Atlana où, seul, j’étais allé t’attendre ?
Il pleuvait, il ventait, les vagues rebondissaient ! Et tout, étrangement, était bleu : terre, mer et ciel…
Ah ! c’était la Fable qui parlait, cette nuit-là !
L’appel psychique des dauphins m’avait atteint dans ma retraite du mont Kiblo.
Ils réclamaient ainsi mon aide, tandis qu’ils te recueillaient au grand large, à l’instant précis où, naufragé harassé, tu coulais à pic.
Je fus donc sur la plage, prêt à te recevoir, sachant qu’à toi seul tu étais un événement.
Et tu arrivas, à l’heure dite du destin, comme un symbole vivant, faisant corps avec cette monture marine qui incarne la mystérieuse, charité de l’océan car, tu ne l’ignores pas, la race des dauphins ne veut pas que l’homme meure…
La galopade des nuages, le fouettement des trombes sableuses, l’immense fracassement marin, était-ce une tempête ? D’aucuns le crurent : toute la nature craquait, bouillonnait, mugissait !
Mais, moi, je ne m’y trompais pas. Ce n’était point l’aveugle soulèvement de la colère qui déchaînait ainsi les éléments, mais bien la forte saltation de l’allégresse.
Oui, Gadato, oui, sans le savoir, tu représentais un Temps, le nœud d’un cycle. Ta venue ou, plutôt, ton retour – car, moi, je t’avais connu dans une autre de tes incarnations – annonçait de grandes choses.
Les dauphins étaient au courant. Aussi, quel contraste que ton attitude absente avec leur empressement affairé ! Soucieux de ton sort, convaincus de ton importance, enivrés d’aider à l’accomplissement du destin, ils s’agitaient, flûtant et sifflant, pour guider ton porteur et t’assurer ainsi le meilleur accostage.
Toi, passif, tu laissais faire. Etais-tu seulement conscient ? Le frôlement de la mort venait de te ravir à jamais jusqu’au moindre de tes souvenirs. Même ton nom, tu ne le savais plus.
Tu naissais, en somme, moins certain d’aborder au rivage de la vie que de toucher cette plage inconnue qui, peut-être, forme la bordure des paysages de l’après-mort…
Cela ne t’émouvait point. Calme, tandis que ta monture ondulait en sautant la vague, tu retenais contre ta poitrine une lyre, ton seul bien.
Dépouillé de tout vêtement, tu me parus plus nu que tout autre homme nu, car ta peau ruisselante brillait, presque phosphorescente, comme celle des poissons, la nuit, et tu avais leur indifférence.
Ta bouche était entrouverte ; on eût pu croire que tu chantais. Mais il n’en était rien : pas un son ne sortait de tes lèvres. Et, sans doute, tu ne voyais ni n’entendais, puisque ni mes cris ne mes gestes ne t’alertèrent et que tes yeux dilatés restèrent dirigés un peu au-dessus de ma tête, dans le vide bleu de cette nuit, peut-être profondément muette et immobile à tes sens suspendus…
Lorsque ta monture marine, louvoyant au plus près, parvint à te déposer à mes pieds et qu’un concert de jacassements satisfaits s’éleva de toute la troupe des dauphins, tu ne dis rien non plus.
Tu avais glissé mollement sur le sable mouillé. Tu serrais toujours ta lyre. Je voyais les perles d’eau descendre de ta poitrine. Tu étais paisible, immensément silencieux. Tu me fis penser à un magnifique vase vide. Je te pris dans mes bras. Tu te laissas faire, merveilleusement docile. Tes yeux ne me reflétaient même pas. Alors, j’approchai ma bouche de ton front. J’y soufflai doucement. Une attente parut enfin dans tes prunelles. Tu rencontras mon regard. Et je pus te nommer : « Gadato ! »
Tu n’eus qu’un seul frémissement et tu roulas, abandonné, contre ma poitrine où je te serrai. Tes paupières s’étaient closes ; Ton souffle régulier m’apprit que tu dormais. Mais tu n’étais plus comme un vase vide : le nom que je t’avais donné pénétrait en toi et, à nouveau, tu pesais de ton poids d’homme.
Les dauphins, eux, ravis d’avoir mené à bien leur sauvetage, jouaient, bondissaient et riaient, en me criant avec leur voix d’oiseau les mille facéties dont ils sont coutumiers.
Et moi, en te retenant dans mes bras, je leur répondais gaiement, en termes simples qui conviennent à leurs saintes âmes enfantines.
Mais je ne pus leur cacher mon émoi ; ils en comprirent tout à coup le sens et la solennité. Ils s’apaisèrent aussitôt, matant leur exubérance, pour s’assembler, sans plus un bruit, en un groupe serré, leur affable faciès tourné vers moi. Je les sentais très attentifs à percer mes pensées, non point dans une vaine curiosité, mais au contraire pour y participer avec amour.
Car je pensais ! O combien ! L’océan venait de t’offrir à moi, en te lavant en te coupant de tout ce que tu avais pu être, en te retirant toute mémoire, Mais je t’avais, sans erreur, reconnu comme l’un de mes Fils spirituels. Oui, tu étais l’un des six sur lesquels je veillais déjà, des millénaires auparavant, à Kobor Tigan’t, la Quintuple Cité des Géants ! Je puis le dire, maintenant que tu ne m’entends pas. Sans outrepasser mes droits, je puis le dire, pour ma joie, pour mon émoi.
J’attendais ton retour pour que tout fût complet et que s’enchaînât à nouveau le grand Jeu du Tissage des Etres, sous ma bienveillante férule.
Mes cinq autres protégés se trouvaient déjà présentement rassemblés, tous réincarnés à cette même époque, en Atlantide, sur l’immense continent îlien que l’on appelait Roota.
Ah ! vous étiez là, une nouvelle fois, mes six bien-aimés, mes vaillants, mes fous, mes ardents, mes obéissants, mes obstinés pêcheurs !
Vous qui étiez si bien personnalisés dès l’origine, je vous retrouvais tout entiers, si bellement ressurgis, avec tous vos particularismes, que nul de ma sorte, possédant à ma manière la mémoire pérenne des âges, n’aurait pu hésiter à vous reconnaître.
Jusqu’à vos noms-racines qui étaient revenus se loger dans vos identités actuelles ! Car si, jadis, à Kobor, j’avais connu, chéri, aidé et surveillé Amo, l’amour solaire, Opak, la dévorante ardeur, Abim, le sombre antagonisme, Ange, l’émanation de l’Ailleurs, Ta, la pure vaillance, To, le sacrifice secret, je retrouvais en ordre, sous mon regard, Markosamo, Opakiona, AbimNazar, Markange, Lonata et… toi, ô Gadato ! Mais vous n’en saviez rien. Et toi encore moins que les autres…
Certes, vous vous étiez déjà recroisés, au cours de vos renaissances successives, mais vois-tu, toutes les vies n’ont pas la même importance. Il y en a de grandes et il y en a de petites. Oui, il y a des vies mineures, en demi-teintes, où l’on revient comme pour s’apaiser en fignolant quelques détails de sa nature, en gommant quelques erreurs banales. Mais il ne s’y fait rien de sublime, ni dans le bonheur ni dans le malheur. C’est un peu crépusculaire, peut-être ! Mais c’est indispensable. Les âmes, précédemment éprouvées, s’y reposent, elles y reprennent souffle avec un autre élan, elles réfléchissent aussi.
Puis, dans la chaîne du temps, pour les entités migratrices que vous êtes, apparaissent, terribles, de loin en loin, les rivages escarpés d’une de ces existences majeures où, pour tout un groupe, tout ce qui a été précédemment acquis sera remis en question, où tout événement viendra impitoyablement vous éprouver, où les heurts, les choix, les tentations seront votre lot quotidien, où le Feu, en quelque sorte, après un repos d’ardeur, vous soumettra à son action transformatrice.
Je pensais donc à tout cela, tandis que tu reposais inconscient sur ma poitrine. Les dauphins étaient devenus silencieux ; ils ne bougeaient presque pas. Leurs ondes mentales, pathétiques, arrivaient jusqu’à ma conscience en un flux régulier, bienfaisant.
L’océan, calmé, se berçait à peine. Les nuages s’étaient retirés sous l’ultime souffle du vent qui, à présent, venait de disparaître.
Le bleu nocturne s’intensifiait dans un ciel parfaitement lisse et je sentais monter hors des centres secrets de l’univers toutes les puissance qui, désormais, allaient faire de ce temps une Grande Epoque…
… Alors, ô Gadato, ensuite tu vécus auprès de moi sur le mont Kiblo. Je t’éduquai dans la maîtrise, afin qu’au moment voulu, tu fusses mon messager. Tu étais pur. Tu étais intègre. La lavation océanique t’avait rendu indifférent aux affectives passions. Tu avais aussi perdu cette fébrilité d’acquérir de la puissance qui corrompt tant d’humaines aspirations. Tu appris de moi les lois cosmiques et les secrets de la nature. Mais, de tes antériorités, je ne te dis rien car l’effort et son mérite appartiennent à l’homme et je devais te laisser, seul, peu à peu, te souvenir et te retrouver toi-même, te souvenir des autres et les retrouver pareillement, afin qu’à nouveau ton destin se tissât avec le leur.
Tu devis mon Légat. Partout l’on te reçut avec crainte et déférence. Et, un jour, en te disant adieu, je pus te renvoyer dans le monde, auprès de l’Homme d’Atlanta qui attendait en silence, depuis des années, ma convocation.
Cet homme, c’était Markosamo. Et, s’il réussissait son initiation, tu devais devenir son plus intime conseiller.
Tu vois, ô Gadato, comme ta nuit des dauphins bleus présageait bien de l’avènement d’une Grande Epoque ! Elle allait voir régner, non plus un Empereur des Sept Etats Fédérés de l’Atlantide, mais un Maha de Sagesse, sorti victorieux de l’initiation où je l’aurais appelé, un homme illuminé, ayant franchi, sans se perdre, le Voile dans les deux sens, c’est-à-dire : ayant d’abord osé y entrer, malgré le miroitement aveuglant des dangereux prestiges, et ayant su ensuite en sortir, malgré le fardeau terrifiant de l’Eveil et l’inguérissable blessure du Sacre de Sagesse !
… Oui, oui, homme de n’importe quel temps, Kiblo te le dis : tout ce qui est venu en est toujours à revenir et tout ce qui vient est déjà venu.
Car : « Elle parle de toi, la Fable », ici comme ailleurs.
Elle parle de toi, maintenant comme autrefois.
Oui, c’est de toi seul que parle cette spirale infinie de l’histoire.
Que tu sois homme d’un lointain passé atlante ou d’un futur fantastique – peut-être tout pareil à ce passé…
Il te le dit, le Maître de la Grande Tapisserie où se tisse tout destin : elle parle de toi, cette Fable future que tu crois encore à venir alors que, déjà, elle enfonce ta porte et que tu reconnais son visage : LE TIEN !